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Aldo Berti


Gina Scarito - 21 juin 2024 - 0 comments

La felicità

Il transpirait la « félicità ». Quand il prononçait le mot, j’entendais bien plus que « bonheur », je pressentais une joie profonde. Le souvenir de ma rencontre avec cet homme libre reste vif et ce qu’il m’a transmis, inaltérable. C’était à Assouan dans le Sud de l’Égypte en 1988. Nous étions Claudie, Philippe et moi depuis une dizaine de jours sur le sol égyptien et installés à l’hôtel Continental. Ce bâtiment imposant ressemblait à un paquebot posé au bord du Nil dont la peinture bleu pâle s’effritait. Il avait le charme certain mais suranné des édifices coloniaux dont on devine la splendeur passée et qui se délitent avec le temps faute d’entretien. Les plus chanceux y avaient une terrasse donnant sur le fleuve. L’Egypte, la contemporaine tout autant que l’Antique, nous enchantait au-delà de nos espérances. Nous venions y passer un hiver sans d’autres attentes que d’y passer du bon temps, ouverts aux rencontres et à de nouveaux paysages. A priori, bien que la visite des pyramides fût bien sûr à notre programme, nous voulions éviter le parcours culturel prévu par les dépliants touristiques. Mais dès notre visite au Musée du Caire, Philippe et moi avions été pris d’une passion irrésistible pour l’Egypte Antique et notre premier achat fut le « Guide bleu » que nous étudiions par le menu au grand dam de Claudie. Les égyptiens du Caire nous avaient accueillis de chaleureux « Welcome in Egypt » et notre besoin d’exotisme était comblé au point que nous ponctuions malicieusement nos phrases par l’expression « C’est very typical ».

Assouan

A l’hôtel Continental d’Assouan, les salles de bain, spacieuses, n’étaient pas équipées pour fournir l’eau chaude. Bien que la température extérieure fût extrêmement clémente, entre 20 et 25 degré à midi, Claudie, frileuse et aimant le confort, avait décidé qu’elle ne prendrait pas de douche. Un matin, il n’avait fallu qu’un échange de regard avec Philippe pour que nous prenions la décision de l’empoigner et de la mener à la salle de bain. C’est dans un joyeux chambard que nous avions mis notre projet à exécution. Plus elle protestait, à grands cris, plus nous riions et la tenions fermement, la traînant dans les couloirs jusqu’à la salle de bain. Contaminée par notre amusement, elle ne se montrait pas si réticente et alors que Philippe la maintenait sous l’eau froide, je la lavais. Épuisés par l’aventure et nos fous rires, le pas apaisé, nous reprenions le chemin de notre chambre quand nous avions aperçu l’homme qui tous les matins amenait une chaise dans les premiers rayons du soleil, dans cette lumière douce et ambrée des bords du Nil, pour lire son journal. Il nous regardait d’un air amusé et nous demandait, en français, avec un accent chantant si tout allait bien. Nous lui avions alors expliqué les raisons de notre comportement bruyant. Il se présenta : Aldo, originaire de Rome. Il était là depuis quelques mois. Et puis, nous étions restés suspendus deux heures aux lèvres de ce voyageur au long cours. A partir de ce jour là, de trio nous étions passés le plus souvent à quatuor.

Aldo 

C’était un homme d’une grande beauté et d’une élégance naturelle. La cinquantaine grisonnante, la chevelure abondante à la coupe soignée. Il était grand, mince, le visage racé et buriné, la mâchoire affirmée mais ce que l’on remarquait avant tout c’était le bleu azur de ses yeux et son regard franc et doux à la fois. Dans sa jeunesse, il avait été comédien et acteur et avait eu son heure de gloire à Cinecittà dans des westerns spaghettis. Depuis quelques années, il écrivait. « Sono un poeta » disait-il sans ostentation. Il avait été par le passé un grand lecteur, mais avait tout laissé derrière lui et c’était dépouillé pour ne garder qu’un seul livre, qui ne le quittait pas, « La Divine Comédie » de Dante dont il citait souvent, par cœur, des passages. Le lendemain de notre première rencontre, je l’avais rejoint en soirée dans sa chambre comme il m’y avait invité pour qu’il me donne à lire quelques poèmes récents pour lesquels j’avais manifesté mon intérêt. Il m’avait accueillie d’ un «Bienvenue dans ma vie, Gina» en me prenant dans les bras. Une grande émotion m’avait étreint, surprise par cette déclaration d’amitié. Depuis, le mot « bienvenue » a définitivement pris une autre consistance. Nous passions nos soirées en terrasse à boire du « karkadé », tisane de fleurs d’hibiscus séchées, breuvage dont la couleur pourrait se confondre avec du vin rouge. Aldo et Philippe jouaient aux échecs avec des amis égyptiens. D’autre soir, Aldo nous entretenait de son intérêt et de son inquiétude pour la situation du peuple nubien vivant au Sud de l’Egypte et au Nord du Soudan. Il nous emmenait la journée, sur les berges du Nil, à l’écart et à l’abri des regards pour que l’on puisse s’y baigner. Nous vivions de longs moments en silence parfois interrompu par les conversations d’Aldo avec les oiseaux qui se posaient là. Quand nous lui disions notre étonnement et notre amusement de ces échanges, il nous partageait son admiration pour St François d’Assise. Il nous avait raconté l’histoire de François avec tant de détails et d’expression que j’ai gardé l’impression d’avoir vécu un moment à Assise au 12ème siècle comme si j’avais touché les étoffes de la boutique du père de François et marché dans des nu-pieds par les ruelles. Ce n’est que deux ans plus tard, lorsque je rendrais visite à Aldo à Rome, que je prendrais pleinement conscience de son mode de vie frugal et de la sincérité avec laquelle il vivait en accord avec ses discours anticonsuméristes. Un autre jour, Aldo, nous avait emmené sur l’île d’Eléphantine, nous promener dans le village nubien. Très vite nous avions été entourés d’enfants qui virevoltaient joyeusement. Alors que nous faisions halte sur une place, sous une rangée de sycomore, Aldo avait rejoint les enfants pour jouer au football. Il avait une allure et une énergie juvénile. Le souk d’Assouan s’étendait le long du Nil et serpentait par les ruelles de la vieille ville. Nous déambulions aux sons joyeux de la musique populaire, des interpellations des vendeurs à l’arabe si doux parmi les étals d’épices aux couleurs chaudes qui contrastaient avec les couleurs acidulées des citrons ou des peintures murales dans des tons de verts et bleus délavés inimitables. Nous nous arrêtions pour manger des pitas falafels, qui constituaient l’essentiel de notre nourriture, et nous nous amusions de voir les caractères arabes du papier journal qui faisait office d’emballage, imprimés sur le pain.

La fin des rêves

Lors d’une promenade nocturne, Aldo nous partagea qu’il ne rêvait plus depuis quelques années. Durant plusieurs mois, il avait rêvé qu’il visitait toutes les pièces d’une maison. Il les avait toutes visitées dans leurs moindres recoins du rez-de-chaussée au grenier. Toutes les pièces de la maison étaient décorées de nombreux miroirs. Une fois le grenier visité, il avait su, intuitivement, que cette exploration était terminée. Il n’avait plus jamais rêvé depuis. Il ne connaissait que le sommeil profond.

All’Uomo

Sono colui che soffia leggero sulla ferita

e divora il frutto appena acerbo

perchè questo è il solo modo d’essere

uomo e dio

ombra e luce

Je suis celui qui souffle léger sur la blessure

et qui dévore le fruit encore vert

parce que c’est le seul moyen d’être

homme et dieu

ombre et lumière.

Aldo Berti, Canto finale, poème All’Uomo

                                            Gina Scarito

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