Rue de Vaugirard. J’apprendrais plus tard que c’est la plus longue rue de Paris intra-muros, plus de 4 km à travers les 6ème et 15ème arrondissement. Mais là, je l’avais éprouvé. Je m’étais engouffrée dans la rue jusqu’au numéro 24, sûre d’être arrivée. 24, c’était le numéro d’immeuble que j’avais en mémoire. La porte de l’immeuble m’avait résisté et je m’étais faufilée dans le hall profitant de la sortie d’un habitant trop surpris pour protester. Tandis que j’examinais les sonnettes, un jeune homme aux cheveux longs et sales m’avait fait sursauter en sortant de l’ascenseur. Et à sa vue, j’avais retenu mon souffle. Je m’étais rappelé que, quelques jours auparavant, un jeune patient avait violé et assassiné sa psychothérapeute rue de Vaugirard. En sueur, dépitée d’être à la mauvaise adresse, le plan bleu de Paris dans une main, le sac à main entrouvert dans l’autre, j’avais éparpillé sur le sol du hall mon fouillis à la recherche de la copie du mail sur lequel figurait l’adresse exacte. 104. 104, rue de Vaugirard. 19H15. Je devais encore parcourir quatre-vingts immeubles divisé par deux pour les deux côtés de la chaussée. J’étais montée dans le premier bus.
L’entretien était annoncé et fléché par des feuilles blanches collées sur les portes. J’avais suivi le dédale de couloirs de ce bâtiment ancien, rénové en centre culturel, et j’avais pressé le pas jusque devant la porte d’entrée de la salle. Une église.
Je brise le silence par mes chuchotements, le temps de payer l’entrée au préposé derrière la table. Je m’assois à l’une des dernières rangées tentant de l’apercevoir. Mon Yoda. Comme le personnage de la Guerre des Etoiles, il inspire le respect et dégage intelligence et sagesse ; comme lui, il est petit. Il est corpulent et a le crâne rasé. Parfois glabre, parfois barbu. Je ne dis pas «guru » ou «maître », des termes galvaudés qui ne recouvrent pas cette absence de relation depuis quelques années déjà.
Je me rappelle la première fois que je l’ai approché. C’était durant la pause d’un séminaire de yoga. Il était assis, les yeux mi-clos comme à l’accoutumée.
– Bonjour. Cela fait quelques années que je suis vos séminaires.
– Je sais.
– Je voulais me présenter. Je m’appelle Gina.
Il m’a demandé qu’elle était l’origine de mon prénom : indienne ou italienne, jouant le jeu du bavardage, et il a levé les yeux vers moi, ouverts. Je me suis rappelé après coup que, Jina, qui se prononce djina, signifie, en sanscrit, vainqueur, celui qui a atteint l’illumination. D’immenses yeux verts clairs bordés de longs cils dans lesquels je m’étais abîmée un long instant. Ce regard m’avait renvoyée à une absence, comme un vertige, dans un espace sans nom. J’étais sortie bouleversée de ce bref échange et j’avais jugé, à posteriori, ma démarche tellement pathétique, ce besoin que j’avais qu’il me voie, qu’il me reconnaisse. J’avais 5 ans.
Aujourd’hui, il a un bouc poivre et sel qui habille le bas de son visage. Une canne est déposée sur le bord de la chaise. C’est une canne en bois acajou, la poignée est sculptée mais je suis trop loin pour apercevoir les motifs. Est-il souffrant ? Je me souviens que la canne de Yoda contient des substances qui aident à méditer quand il les mâche et je m’amuse à imaginer ce qu’il peut bien manger avant ses entretiens. Les rencontres sont très ritualisées. Il donne un entretien le vendredi soir durant deux heures. Le samedi et le dimanche sont consacrés à la pratique du yoga. Dans la Chapelle Notre Dame des Anges, le silence, la présence et les mots, rares, sonnent d’une façon particulière. Des dizaines de vitraux colorés représentent la vierge. Il doit y avoir une centaine de participants ce soir répartis de part et d’autre de l’allée centrale.
Quelqu’un a posé une question mais je ne l’entends pas. Le temps se dilate. C’est ce silence qu’il laisse s’étirer, palpable, entre la réponse et la question. Sa voix grave et sourde remplit la chapelle. Quelques mots la pénètrent. « Il n’y a pas de souffrance profonde, il n’y a que la joie qui est profonde. ». Elle a assisté à des dizaines d’entretiens ces dernières années. Ce qui se dit n’est pas l’essentiel. On s’assoit. En silence. Avec lui. Avec ceux qui sont venus. Dans une même résonance. Elle se rappelait les mots en introduction du premier séminaire de yoga auquel elle avait participé douze ans plus tôt. « Ce qui nous réunit est une résonance. » Et les mots et le silence avaient faits écho. Et les larmes avaient coulé, abondantes, des larmes de joie. Cela existait ! Ce qu’elle pressentait dans son for intérieur, dans la pratique du yoga, existait. Il y avait là quelqu’un, un enseignement qui en témoignaient.
Des questions et des réponses qui apparaissent et disparaissent. Deux heures d’entretien. Celui-là ou un autre, à Paris, à Bruxelles ou ailleurs, il y a dix ans ou demain, c’est la même chose. C’est un non temps. Un éternel présent. Je peux aussi bien être comblée par ces moments et, d’autres fois, renvoyée à ma confusion, à la conscience de mes limites, à mon insuffisance. Tout au plus, je commence à découvrir ce que je ne suis pas. Cette absence de relation dans laquelle il n’y a pas de prise, rien pour prendre pied, rien à construire, pas d’histoire, ouvre l’espace de cette exploration.
« Merci d’être venus. ». Il se lève et traverse l’allée centrale. Je me lève à sa suite. Bien qu’il claudique, appuyé sur la canne, il avance vite. En quelques instants, ils se retrouvent dans la rue. Je laisse un peu de distance s’installer entre nous. Je prends conscience de ce que je suis en train de faire. Je ne comprends pas ce qui me prend. Il s’engage dans la rue de Littré. J’ai peur qu’il se retourne. J’ai les yeux fixés sur son veston vert olive. J’accélère. Il va atteindre le boulevard. Lorsque j’y arrive, quelques secondes plus tard, il a disparu. L’artère est déserte, il n’y a pas de station de métro à proximité, nul part où se soustraire au regard. Je me tourne de tous côtés. Les trottoirs sont baignés de la lumière caressante du jour finissant. Je crois apercevoir la canne, suspendue, iridescente, avant qu’elle ne s’éclipse. Je ne sens plus les dalles sous mes pieds, je n’ai plus de pieds, je n’ai plus de corps.
Rue de Rennes la nuit est tombée.
Gina Scarito